AFFAIRE THÉO : VIOL, VIOLENCES ET/OU TORTURES OU ACTES DE BARBARIE ?

Pour les étudiants de L2/L3
Suite à une publication Facebook relative à l'affaire Théo - jeune homme de 22 ans interpellé à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) par quatre policiers du commissariat local - nous (Lextenso, ndlr) avons constaté un réel intérêt pour cette affaire qui soulève de nombreuses problématiques, à commencer par la qualification de l'infraction de viol. Rappelons brièvement que, d’après les derniers éléments du dossier connus du grand public, l'examen médical pratiqué à l'hôpital d'Aulnay a mis en évidence «des lésions anales importantes qui correspondraient clairement à l'introduction d'un objet ». Vous comprendrez qu’il n’est pas question dans cet article de débattre de la responsabilité des parties.
Le Professeur de droit Olivier Décima - agrégé de droit privé et de sciences criminelles à l'université de Bordeaux - a accepté de revenir sur les aspects juridiques de l’infraction pénale de viol et les points de discussion qui vont très certainement être au cœur des débats.
► Juridiquement, pourriez-vous revenir sur les éléments constitutifs caractérisant une infraction qualifiée de viol ?
Elément légal. L'élément légal correspond au texte d'incrimination d'un comportement. L'étude de cette composante renvoie à l'analyse de la loi pénale et répond au principe de légalité « nullem crimen, nulla poena sine lege ». L’agression sexuelle, définie à l’art. 222-22 du Code pénal, est constituée par toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise. Le viol, quant à lui, est incriminé à l’art. 222-23 du code pénal : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol ». Autrement dit, le viol est une catégorie d’agression sexuelle qui suppose un acte de pénétration sexuelle imposée à la personne de la victime, comme le montre son élément matériel.
Elément matériel. Précisons qu’en matière de viol, il n’est pas toujours aisé d’opérer la distinction entre l’acte et le résultat.
● Le premier aspect de l’élément matériel est un acte de pénétration sexuelle commise sur la personne d’autrui. La pénétration doit impérativement revêtir un caractère sexuel. Si la connotation sexuelle est parfois évidente, il arrive qu’elle soulève quelques interrogations, comme dans l’affaire Théo. En réalité, il faut distinguer 2 conceptions définissant le caractère sexuel de la pénétration : une conception objective et subjective. _ Concernant la conception objective. La pénétration est objective à partir du moment où elle se fait par le sexe et/ou dans le sexe. En d’autres termes, cette conception sous-entend que les organes génitaux de l’auteur ou ceux de la victime soient impliqués dans l’acte de pénétration. Il s’agit là d’une définition à la fois large [car il peut s’agir de n’importe quel acte sexuel dès l’instant où il est objectivement sexuel. Ont ainsi pu être considérés comme constitutifs de viol des actes de pénétration buccale (Crim, 22 févr. 1984) ou anale (Crim, 24 juin 1987)] et restrictive [puisque, dès lors qu’il n’y a pas de caractère sexuel objectif, la qualification de viol est exclue]. Transposée dans le dossier de Théo, ni l’anus [de la victime] ni la matraque [du fonctionnaire de police] ne constituent des organes génitaux. En conclusion, si l’on s’en réfère à cette conception, l’infraction de viol ne pourrait être caractérisée. _ Concernant la conception subjective. Dans cette conception plus large, le contexte sexuel de la pénétration (état d’esprit de l’auteur, circonstances ayant conduit à l’acte…) est analysé et pris en considération. Dès lors, on pourrait caractériser le viol en présence d’actes de pénétration n’ayant aucun caractère sexuel objectif. Dans une jurisprudence de la Chbre Crim. du 6 décembre 1995, les magistrats ont admis que « constitue le crime de viol, aggravé de tortures ou d'actes de barbarie, […] une pénétration anale pratiquée avec un manche de pioche recouvert d'un préservatif, dès lors que les juges établissent le caractère sexuel des circonstances dans lesquelles les faits ont été commis. » En l’espèce, le caractère sexuel de l’introduction du bâton dans l’orifice anal de la victime a été déduit de la présence du préservatif. On pourrait aller plus loin et s’interroger ici : le préservatif a-t-il une connotation objectivement sexuelle ou subjectivement sexuelle ? Mais rien n’est précisé dans cette solution rendue par les juges. Dans une jurisprudence de la chbre crim. du 9 décembre 1993, les juges ont admis que « ne saurait être qualifié de viol, au sens de l'article 332 du Code pénal, l'introduction d'un bâton dans l'anus d'un jeune garçon, qui a été contraint à se déshabiller, après avoir été menacé de mort et ligoté aux pieds et aux mains, dans le seul but de lui extorquer une somme d'argent, ces faits caractérisant l'emploi de tortures ou d'actes de barbarie pour l'exécution d'une extorsion de fonds et constituant, dès lors, le crime prévu et puni par l'article 303, alinéa 2, du Code pénal ». Ici, la qualification de viol n’a pas été retenue car le but poursuivi par l’auteur n’était pas de porter atteinte à la liberté sexuelle de l’auteur ou l’intimité sexuelle de la victime mais d’obtenir la remise d’un bien (objectif d’extorsion). A la lecture de ces exemples jurisprudentiels, il ressort qu’en l’absence de caractère sexuel objectif de l’acte de pénétration, la caractérisation de l’infraction va dépendre des circonstances et de l’état d’esprit de l’auteur.
Toutefois, la jurisprudence est partagée en la matière, comme en témoignent les nombreuses évolutions jurisprudentielles. Dans une décision de la Chbre Crim. du 27 avril 1994, les juges ont admis que « constituent le crime de viol […] des actes de pénétration anale, pratiqués avec le doigt ou avec des carottes, infligés par une mère à sa fille, dans un but d'initiation sexuelle ». En l’espèce, la connotation sexuelle subjective a eu une grande place dans le raisonnement juridique des juges, conduisant à reconnaitre le caractère de viol. Dans une décision de la Chbre Crim. du 21 février 2007, la cour a retenu qu’ « encourt la censure pour violation des articles 111-4 et 222-23 du code pénal l'arrêt qui renvoie devant la cour d'assises, sous l'accusation de viols aggravés, un médecin qui, agissant dans un contexte sexuel et animé par la volonté d'accomplir un acte sexuel, a contraint trois jeunes patientes à introduire dans leur bouche puis à sucer un objet de forme phallique dès lors que, pour être constitutive d'un viol, la fellation implique une pénétration par l'organe sexuel masculin de l'auteur et non par un objet le représentant ». La question posée à la cour de cassation était de savoir si la pénétration par un objet dans un organe non sexuel de la victime pouvait recevoir la qualification de viol ? La chambre criminelle a répondu par la négative. Elle n’a pas admis que les juges du fond retiennent la qualification de viol malgré la forme phallique qui revêtait pourtant une connotation sexuelle subjective apparente (représentation manifeste du sexe masculin). Dans ce contexte, l’absence de pénétration sexuelle au sens organique du terme n’a pas permis de qualifier les faits comme relevant du viol. Cette jurisprudence inscrit ainsi la qualification de viol dans une conception très restrictive contraire à la volonté du législateur [qui a réformé cette infraction au début des années 80 aux fins d’élargir son champ d’application] dans la mesure où par ce raisonnement. Dans le cas présent des poursuites engagées contre des agents de police, la qualification de viol ne pourra être retenue que si les circonstances de l’espèce révèlent une connotation sexuelle. ● Le deuxième aspect de l’élément matériel est une absence de consentement. Pour que l’infraction de viol soit caractérisée, l’acte de pénétration sexuelle doit intervenir « par violence, contrainte, menace ou surprise ». On relèvera au passage la redondance du législateur dans l’utilisation des termes de « violence, contrainte et menace ». La menace constitue une violence psychologique. Il convient néanmoins d’effectuer une distinction entre la contrainte et la surprise, étant précisé que le moyen de contrainte ou de surprise importe peu. La contrainte se définit comme l’action de forcer quelqu'un à agir contre sa volonté. Elle peut aussi bien constituer une violence physique que morale. En présence d’une contrainte morale, il faudra établir que cette pression psychologique subie par la victime l’a conduite à la commission d’une activité sexuelle. On pourrait être tenté de penser que la contrainte morale puisse résulter de la vulnérabilité de la victime (état de faiblesse résultant d’un jeune âge, vieillesse, dépendance, santé…). Le législateur a introduit en 2010 l’article 222-22-1 du code pénal : « La contrainte morale peut résulter de la différence d'âge existant entre une victime mineure et l'auteur des faits et de l'autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur cette victime ». Dans les faits, le juge sera libre d’apprécier l’existence d’une contrainte morale. Mais le juge n’est pas lié par ces éléments caractérisant l’état de faiblesse de la victime qui sont d’ailleurs insuffisant en eux-mêmes. Il faudra un acte positif de contrainte, fût-elle morale, de violence. Quant à la surprise, elle se définit comme une forme particulière d’atteinte au consentement. C’est le fait d’obtenir une pénétration sexuelle par une forme de mensonge, de mise en scène. Tel est le cas d’un homme qui se glisserait dans le lit d’un(e) autre.
Elément moral. Le crime de viol requiert l’intention coupable de son auteur. Ce dernier doit avoir eu conscience d’imposer à la victime des rapports sexuels non consentis par elle. Le mobile est indifférent. En d’autres termes, l’auteur devra avoir conscience primo du moyen employé (situation de contrainte), secundo de la pénétration et tertio de la nature sexuelle de cette pénétration. Comme dans l’affaire Théo, la détermination matérielle de la pénétration sexuelle et l’intention sont donc liés, naturellement. Profitons-en ici pour lever une ambigüité concernant l’élément moral. Il est d’usage de dire que le mobile est indifférent. Par exemple, on dit que le fait de vouloir participer à l’éducation sexuelle de son enfant n’est pas un mobile légitime. Les choses semblent plus complexes en réalité concernant la notion de pénétration sexuelle. La conception subjective peut amener à prendre en considération le mobile qui anime l’auteur. Autrement dit, on peut se poser la question de savoir si une pénétration, qui n’est pas objectivement sexuelle, peut le devenir subjectivement dès lors qu’elle a pour but la satisfaction sexuelle pour l’auteur. Si l’on répond par la positive, cela sous-entend que le mobile intervient dans la constitution de l’infraction. Il semblerait à ce titre que la jurisprudence n’y soit pas complètement insensible.
► Dans l’affaire Théo, quelles seront les problématiques susceptibles d’être soulevées ?
Avant toute chose, il convient de préciser que ces éléments de réponse ont vocation à évoluer à la lecture des preuves rassemblées dans le dossier. En droit pénal, la preuve étant libre, le juge statuera selon son intime conviction. Cela signifie qu’il statuera selon son appréciation des faits et preuves soumis aux débats. La question sera dans un premier temps de déterminer si la pénétration, dont semble avoir été victime Théo, revêt un caractère sexuel objectif ? La réponse paraît assez aisée à apporter ici. Subsidiairement, la question sera de savoir s’il y a un caractère sexuel subjectif ? La réponse dépendra en l’occurrence des circonstances du dossier et de l’action. Cette hypothèse n’est pas à exclure automatiquement ici mais encore faudra-t-il apporter la preuve d’un motif de satisfaction sexuelle de la part du fonctionnaire de police ou d’une autre circonstance sexuelle. Rappelez-vous que pour que le viol soit caractérisé, le juge devra également montrer que la pénétration est d’une part volontaire (ce point semblerait débattu) et d’autre part, volontairement sexuelle. Autant de problématiques qui feront l’objet de débats.
► Quelles autres infractions pourraient être étudiées ?
Les violences. Une fois le dommage consolidé, l’étendue du préjudice subi par la victime évalué, et la durée de l’incapacité de travail associé déterminée, il conviendra de déterminer le seuil répressif sur lequel on se place. Par ailleurs, si les faits sont avérés, les violences pourront être aggravées par le fait que l’auteur est dépositaire de l’autorité publique et qu’elles ont été commises en réunion.
L’infraction de tortures ou actes de barbarie. L’art. 222-1 alinéa 1 du code pénal dispose que « le fait de soumettre une personne à des tortures ou à des actes de barbarie est puni de quinze ans de réclusion criminelle ». Cette qualification, qui pourrait être appliquée en l’espèce, a la particularité de ne pas être définie par le législateur, qui n’a pas jugé nécessaire de la délimiter. Cette forme grave de violence pourrait avoir vocation à s’appliquer au cas présent. Selon certains auteurs, l’infraction d’actes de tortures et de barbarie est qualifiée en présence d’actes de violence répétés. Toutefois, la jurisprudence semble admettre qu’un seul acte puisse constituer cette incrimination, à condition que l’auteur ait fait preuve envers la victime d’une cruauté, lui causant une souffrance exceptionnelle. Dans l’affaire Théo, cette infraction pourrait être qualifiée, sous réserve une fois encore des éléments du dossier.
► Hypothétiquement, si toutes les infractions pénales étaient caractérisées dans ce dossier, quelle serait la ou les incriminations retenue(s) ?
Principe. En droit pénal, il existe un grand principe : l’unicité de qualifications. En présence d’un fait unique, on doit appliquer une qualification unique. Souvenez-vous, de plus, qu’en droit pénal, la loi spéciale déroge à la loi générale. En d’autres termes, si l’on estime que l’infraction de viol est applicable, il conviendrait d’exclure la qualification de violences et d’actes de tortures. Dans l’affaire Théo, l’incrimination qui correspond le plus spécialement aux faits d’espèce est le viol, si, bien évidemment, il y a un acte intentionnel de pénétration sexuel. Dans l’hypothèse où le viol ne serait pas applicable, il faudrait retenir soit la violence, soit les actes de tortures et de barbaries. Si les actes montrent une cruauté et une gravité telles que l’incrimination d’actes de tortures et de cruauté est reconnue, alors la violence serait à exclure puisque les actes de tortures et de barbaries représentent une forme spéciale de violence.
Exception. Cependant, la jurisprudence - avec l’appui d’une partie de la doctrine - estime que l’on peut parfois appliquer plusieurs déclarations de culpabilité pour un même fait [position que je ne partage pas]. Pour parvenir à ce résultat, la jurisprudence utilise diverses techniques. La plus connue consiste à appliquer plusieurs qualifications pénales en présence d’intérêts protégés différents. Pour en revenir à notre affaire, si toutes les infractions (viol, violences aggravées et actes de torture et de barbarie) sont caractérisées, la problématique à laquelle il conviendra de répondre sera la suivante : ces incriminations protègent-elles ou non les mêmes intérêts ? Le viol protège la liberté sexuelle contrairement à la violence et les actes de torture et de barbarie, qui protègent quant à eux l’intégrité physique. Donc si l’on suit cette jurisprudence, on pourrait appliquer 2 qualifications. En revanche, on ne pourrait pas cumuler violence et actes de torture et de barbarie car les deux incriminations protègent le même intérêt, à savoir, l’intégrité physique. Dans le cas d’espèce, il serait critiquable d’appliquer cumulativement les infractions de viol et violences dans la mesure où la violence est constitutive du viol (on exclut la surprise ici puisqu’on a vu qu’elle n’était pas envisageable au vu des premières pièces). On comprend bien l’idée qui en découle : si l’on appliquait cumulativement les deux infractions, on punirait deux fois le même fait, violant la règle non bis in idem selon lequel nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement (une seconde fois) à raison des mêmes faits. En conséquence, si le viol est caractérisé, on ne retiendra que l’incrimination de viol. Dans le cas où ce dernier ne serait pas qualifié, on se reportera sur l’incrimination de violences, entendues au sens large.
Source : Lextenso étudiants